Retourner à la page d'accueil d'ISTENQS



Sur deux jambes

(la conscience de la faille)

(extrait du livre "Sur deux jambes - émergence de l'âme et traversée de la faille")

 
Thierry Vissac

 


 

La spiritualité incarnée progresse sur deux jambes : d’une part, le processus nommé « émergence de l’âme » (exploration des strates de l’être et émergence de la nature profonde) et, d’autre part, celui que j’appelle « conscience de la faille ». Les deux éléments sont indissociables et forment le mouvement complet de la démarche.  

La conscience de la faille est le second élément, la seconde jambe, qui exige un peu plus de nous, en termes d’honnêteté et de persévérance. Il s’agit en premier lieu de reconnaître qu’il existe en soi une faille principale[1] déterminant une grande partie de nos pensées, paroles et actions. Cette faille, souvent masquée, s’exprime sous forme de stratégies (bien visibles, elles, et généralement invariables[2]) pour obtenir quelque chose des autres et de l’environnement.  

La faille est enracinée dans la demande d’amour se manifestant au niveau de la strate émotionnelle. Nous en sommes tous affectés à divers degrés. Mais cette racine, en elle-même, n’est pas la faille. Elle contient encore sa part d’innocence et d’information quant au sens de notre vie. En effet, si nous devons reconnaître que la demande affective (strate émotionnelle) tournée vers les autres pour qu’ils nous remplissent de reconnaissance et d’attention est peine perdue, entretenant un cercle vicieux de souffrance, la nostalgie de l’amour (strate du sentiment) à l’origine de cet instinct est, quant à elle, porteuse d’un message beaucoup plus profond sur notre chemin de vie. Cependant, nous ne sommes pas éduqués à reconnaître nos mécanismes intérieurs ; une faille est donc venue se creuser sur ce manque. Au lieu de suivre le fil de la nostalgie de l’amour (qui nous invite à descendre vers l’âme afin de nous retrouver), nous glissons vers celui de la quête affective qui conduit à une impasse (parce que trop tournée vers les autres). La faille est donc la forme personnelle que prend cette blessure d’amour universelle dans notre existence unique.

Reconnaître précisément la forme de cette faille est une grande aide, car cela nous permet de ne pas nous aveugler sur nos propres comportements. J’évoque ici une blessure qui se travestit constamment d’alibis, ne s’avoue jamais franchement et entretient ainsi le cercle vicieux dont je parlais précédemment[3].

Nous constatons que la faille ne fait pas obstacle à l’exercice de la descente dans les strates de l’être. Nous sommes tous capables d’accéder à l’âme et de la laisser infuser les strates supérieures. Mais cette émergence s’avère insuffisante pour guérir totalement de cette faille douloureuse. L’intelligence de la vie nous ramène constamment à ce point sensible afin que nous y portions notre attention dans le but de « traverser la faille ». Pour y parvenir et réaliser à quel point ce chemin de guérison peut changer notre vie, je propose de procéder par étapes.

 

Étape 1 : Formulation

Dans un premier temps, nous devons prendre le temps d’identifier et de formuler notre faille de la façon la plus précise possible. Cette formulation est l’étape la plus fondamentale du processus. Nous savons tous plus ou moins quels sont nos « défauts périphériques », mais verbaliser la faille, de façon absolument honnête, demande davantage d’acuité et de bonne volonté. D’abord parce que nous avons l’habitude de présenter le versant victime de la faille (on dira plus facilement : « Je me sens rejeté » que : « Je demande l’attention exclusive des autres », par exemple). Il faut d’abord traverser cette habitude de déguiser nos attentes. Il y a un préalable à cela, que personne ne peut créer pour nous : nous devons ressentir un désir de vérité et d’authenticité à toute épreuve. Sur cette base, rien ne peut nous résister. Mais, même ainsi, il faut souvent plusieurs semaines avant d’arriver à une formulation claire et sans compromission, résonnant fortement en nous, faisant vibrer les parois de la faille sans pour autant nous ébranler. Cette formule doit être directe, sans détour, et désigner aussi succinctement que possible ce dont il est question. Il n’est pas question de s’en mortifier ou d’en faire une nouvelle culpabilité mais de jouer le jeu de la vérité. Qu’est-ce qui nous fait le plus peur ? Quels sont nos comportements récurrents les plus problématiques dans la relation aux autres ? Ces deux questions peuvent aider à découvrir la faille. S’il est trop difficile de faire cette découverte seul, il faut demander à être accompagné dans cette recherche préalable. Vous constaterez que les formulations de faille, malgré leurs origines communes dans la demande d’amour, sont toutes uniques. Elles ont une empreinte particulière qui reflète notre personnalité. Parmi les centaines de formulation déjà entendues, il n’y en a pas deux qui soient exactement semblables. C’est à la fois étonnant à découvrir et un bel indice que la diversité naît de l’unité.  

Étape 2 : Phrase de rappel

À partir du moment où la formulation nous satisfait (il est bon de la partager avec quelqu’un de confiance, afin de déceler d’éventuelles traces d’évitement qui pourraient y demeurer), elle constitue une sorte de phrase de rappel à se remémorer silencieusement chaque fois que l’on ressent un malaise dans la vie quotidienne. Dans l’exemple donné plus haut, la phrase serait donc : « J’attends une attention exclusive des autres ». C’est le point crucial de cette conscience de la faille. Il y a de grandes chances pour que, même avec la certitude de souffrir à cause de quelqu’un d’autre ou d’une situation extérieure, notre faille soit en réalité la source unique de notre difficulté. Le but de l’exercice est de trouver le courage de se rappeler la formule, puis de se dire « c’est juste ça qui se passe » (sous-entendu : « et rien d’autre » ou : « à cause de personne d’autre »), quand bien même cela devrait se reproduire plusieurs fois par jour. À la frustration de réaliser que nous sommes presque toujours en butte à la même faille sans plus pouvoir en rendre quiconque responsable, va succéder la joie du chercheur honnête. Nous ne tarderons en effet pas à réaliser que nos tourments sont tous dus à une pulsion première, ce qui présente l’avantage de simplifier grandement les analyses de nos comportements que la phrase de rappel aidera à mettre en lumière. Ainsi, il ne sera plus question de revenir à nos anciennes habitudes consistant à accuser tout et tous au lieu d’y déceler l’expression de notre propre faille[4]. L’utilisation quotidienne de la formulation, chaque fois que c’est approprié, est une condition importante de la réussite.

Étape 3 : Érosion des stratégies 

La troisième séquence de cette démarche nous conduit à reconnaître et mettre fin aux stratégies issues de la faille pour obtenir quelque chose des autres ou de l’environnement (pour fuir le fait que la traversée se fait en soi et pas à travers les autres). Les stratégies sont la partie visible de l’iceberg
de la demande d’amour. Elles participent de comportements récurrents, en aveugle, et souvent mal reçus par les autres, que nous subissons comme des automates et faisons subir aux autres aussi longtemps que nous n’y apportons pas cet éclairage indispensable. Si notre formulation est bien trouvée, si la phrase de rappel est bien acceptée, si nous nous la remémorons suffisamment souvent, à bon escient, afin d’unir nos combats éparpillés en une cause principale, le besoin de répéter ces stratégies va s’éroder. Dans l’exemple choisi plus haut, la demande d’attention peut être insistante, s’appuyer sur des comportements émotionnels ou verbaux qui provoquent plus de chaos qu’autre chose dans nos relations. Pourquoi continuer à faire ce qui perpétue notre souffrance et celle de notre environnement à présent que nous avons vu ce qui se joue réellement ? Le quotidien est un terrain de jeu inépuisable pour mettre en pratique cet abandon volontaire des stratégies. Nous avons beaucoup à y gagner.  

Les stratégies structurent le personnage social mais ne constituent qu’une partie de ce qu’on appelle la personnalité. Elles sont très actives en surface de notre vie, là où, par la force de l’entraînement et de l’habitude, nous nous maintenons le plus souvent. Sans toutes les stratégies, émotionnelles, verbales, physiques (strates de surface), il reste l’essentiel : le sentiment, l’intuition, l’âme. Une fois que nous sommes moins identifiés aux strates de surface, nous nous retrouvons réellement dans les niveaux profonds. Je distingue donc le personnage social, pure construction fondée sur la faille, de la personnalité qui, elle, contient le personnage social, mais également d’autres caractéristiques qui doivent être accueillies (notre corps est unique, nos émotions racontent notre histoire, nos pensées sont imprégnées de talents innés et de culture), au moins le temps de l’incarnation. C’est une précision importante qui vient affirmer que nous ne jetons rien dans ce processus mais revitalisons plutôt les différentes composantes de l’être.

La formulation des stratégies de la faille vient donc s’ajouter à la formulation de la faille elle-même pour compléter la phrase de rappel.

Exemples pratiques :

Quelques exemples de formulations de failles avec leurs stratégies, dans une forme classique : 

  • J’attends une attention exclusive des autres, alors je m’impose ;

  • J’ai peur d’être anéanti, alors je contrôle ;

  • Je me sens ennuyeux, j’essaie d’être passionnant ;

  • Je ressens de l’insécurité, je demande à l’autre de prendre soin de moi ;

  • J’ai l’impression de n’être personne alors j’essaie d’être quelqu’un ;

  • Je me trouve misérable (ou nul), alors j’essaie d’être admirable (exceptionnel).

A quoi il est conseillé d’ajouter « c’est juste ça qui se passe » au moment de pratiquer la formulation dans la vie quotidienne. C’est donc une phrase de rappel en trois mouvements : faille/stratégies/lâcher prise.

La descente des strates de l’être, en parallèle de cette démarche exigeante concernant la faille, vient nourrir de lumière notre chemin. C’est pourquoi j’ai parlé de « deux jambes » pour avancer. L’une sans l’autre provoque une forme de déséquilibre. Le chemin des strates, vers l’âme, nous ramène à cet espace de toutes les résolutions, profondément en soi. Il nous ramène au sentiment et à l’intuition, nous rappelle que notre nature profonde est ouverte et sans attente. C’est un réel apaisement. Nous vivons ainsi moins douloureusement la conscience de la faille.

(...)


[1] La faille désigne une rupture entre deux blocs. Elle provoque des frictions entre les deux éléments. Ici, l’exploration de cette faille nous révèle que la dimension personnelle (strates supérieures) est en rupture et friction avec les strates fondamentales. Le personnage social est en compétition avec l’âme.

[2] Il existe aussi ce que nous avons appelé, dans les groupes de travail, « les stratégies détournées », plus difficiles à décoder, parce qu’elles peuvent donner l’impression de ne pas servir les motivations de la faille.

[3] Il existe donc trois paliers pour ce phénomène : demande d’amour > faille > stratégies. La demande d’amour concerne tout le monde. La faille elle-même est la forme particulière de la rupture dans notre histoire personnelle unique et les stratégies sont issues de nos expérimentations pour négocier avec les autres.

[4] Ceci avec la compréhension préalable qu’on ne guérit pas à travers les autres mais du dedans de soi.

 

© Thierry Vissac, Textes, photos et dessins sur toutes les pages du site .