ISTENQS
Ici se termine enfin notre quête Spirituelle

Le procès

Johnny Depp / Amber Heard

 

Thierry Vissac

 

Juin 2022

 

 

Je cherche à comprendre la guerre masculin/féminin depuis quelques années. J’ai initié des groupes de travail pour explorer les rouages de cette vieille mécanique tragique et pour contribuer à la réconciliation.

Bien que le monde des stars hollywoodiennes soit loin de mes centres d’intérêt, lorsque j’ai entendu parler du procès Depp/Heard et de sa diffusion publique en direct, j’ai décidé de m’y pencher un peu. Je ne savais pas si j’allais y trouver des éléments de valeur pour ma propre exploration des conflits entre les hommes et les femmes, mais mon intuition me disait que l’effort en vaudrait la peine. J’aimerais maintenant rassembler mes impressions et exposer un enseignement qui se dégage de ce marasme.

Le procès a duré plusieurs semaines et a été intensément suivi et commenté sur les réseaux sociaux autant que dans les médias principaux. Johnny Depp (59 ans) est un acteur de renom (Pirates des Caraïbes) qui a beaucoup de « fans » inconditionnels et qui, en France, est connu pour avoir été le mari de Vanessa Paradis. Amber Heard, plus jeune (36 ans), est beaucoup moins connue. Cette renommée de l’un est présentée comme l’une des causes de l’intérêt porté à ce procès, mais il me semble que l’enjeu dépassait la question de la popularité des deux protagonistes. Il s’agissait plus que tout d’une mise en scène de cette guerre sanglante qui perdure depuis que les sociétés humaines existent. Il y avait un goût d’arène romaine aseptisée ou deux gladiateurs, auxquels on pourrait avoir envie de s’identifier en tant que femme ou homme, se livraient un combat.

Le procès, malgré la complexité des rituels juridiques, a été plus suivi et commenté que la plupart des séries télévisées les plus populaires. Les réseaux sociaux (en particulier TikTok) ont commenté, illustré, instrumentalisé, moqué et joué des interventions de tous les participants, férocement, et avec un parti pris (le tribunal populaire) qui m’a d’abord confirmé la violence des foules en roue libre, le peu d’intérêt général pour la mesure, la nuance et la complexité des rapports humains. S’il ne tenait qu’aux millions de fans de M. Depp, aux plus virulents d’entre eux et en d’autres temps, Amber Heard aurait pu être brûlée sur la place publique dès les premiers jours, « sans autre forme de procès ».

Disant cela, je ne tranche pas en faveur de l’un ou de l’autre, en termes de Justice. Il y a certes des raisons troublantes de douter de certains propos de Melle Heard, mais pas plus que de ceux de M. Depp. En fait, détaché de tout intérêt personnel pour l’un ou l’autre, il me semblait évident qu’on avait avant tout affaire à un couple toxique de la haute société dans un format relativement classique (la présence de drogues et d’alcool à outrance n’arrange jamais les choses).

Faute de Justice absolue, l’enseignement qu’il me semble intéressant de dégager de ce chaos, pathétique et terrifiant par moment, tient dans ce qui n’était pas le plus visible.

Il y a une femme et il y a un homme. Ils ont été fortement attirés l’un par l’autre et ont vécu une relation passionnée. C’est la trame universelle. L’un et l’autre ont des particularités psychiques qui caractérisent cependant un peu leur histoire : lui a été abusé par sa mère, humilié et battu quotidiennement. Les traces sont lourdes, l’alcool et la drogue en sont des sous-produits sans surprise dans ce milieu.

Sur de telles bases, je suis simplement surpris qu’on puisse mettre en doute la parole de Melle Heard lorsqu’elle parle de violence. La violence est évidente partout dans les (nombreux et sordides) enregistrements de leurs éclats et même si elle y participe elle-même souvent, où cette violence a-t-elle vraiment commencé ?

La question est cruciale. Comme d’autres, j’ai trouvé Amber Heard globalement peu authentique et fiable dans ses propos, dans la façon dont elle rapporte les choses, avec une tendance à se déresponsabiliser continuellement. Mais nous sommes dans un contexte global de recherche de la vérité qui ne peut pas s’en tenir à cette impression épidermique ni aux seules « conséquences ». Après tout, elle peut être moins bonne communicante que M. Depp, ressentir le poids de la popularité de son ex-mari, en être troublée, se sentir moins apte à séduire que lui (oui, il était souvent émouvant), etc. Il faut pousser le regard plus loin.

Les hommes font subir des violences aux femmes depuis des lustres. La violence verbale/psychologique n’est reconnue que depuis peu dans notre société et elle est encore souvent relativisée (par les hommes) dans de nombreux cas. La fameuse scène où Johnny Depp s’en prend au mobilier de sa cuisine, prêt à tout casser alors qu’Amber Heard est dans la pièce, est un acte de violence. Il peut être ressenti comme une agression plus grande que ce qu’un homme peut imaginer parfois. Des femmes s’y sont habituées, elles ont souvent du mal à faire entendre que la violence n’a pas toujours besoin d’être purement physique pour exister, mais cela reste de la violence et une cause de traumatisme. Pourtant, là encore, dans le cadre de ce procès, le tribunal populaire a préféré voir en la personne de Melle Heard la manipulatrice… la sorcière.

Malgré ma critique, mon impression n’est pourtant pas si tranchée à ce sujet. J’ai ressenti, à partir des témoignages, qu’elle était bien partie prenante de ce jeu pervers des arguments fallacieux, des dialogues en impasse, des stratégies toxiques pour crier le manque d’amour. Les enregistrements, qui ont certainement joué un grand rôle dans l’appréciation du jury, ne présentent pas une femme pacificatrice, comme les hommes aimeraient les voir. Elle se bat et avec des armes tordues parfois. Mais je reviens à mon point crucial : si leur relation passionnée a dérapé, comme cela arrive souvent, à quel endroit trouve-t-on la responsabilité première ? (Le but d’un procès est de déterminer qui est coupable). M. Depp a déclaré qu’il y avait diffamation lorsque Melle Heard déclare qu’elle est « une personnalité publique victime de la violence domestique ». Il demande réparation. Il n’a « jamais porté la main sur une femme ».

Mais la violence domestique ne commence pas avec la violence physique.

Ce que j’ai pu observer dans le comportement féminin, au sein de mes groupes de travail, c’est comment les femmes ont été objectivement victimes de violences non dites, partiellement invisibles aux yeux de la plupart des témoins, d’un manque de respect chronique, d’une dévalorisation constante et d’une menace sourde pour leur survie même, au fil des temps. À partir de là, comment, avec la compréhension que nous avons ou que nous cherchons à avoir aujourd’hui des rouages de la guerre masculin/féminin, pouvons-nous soutenir qu’il y a diffamation lorsqu’un homme est violent verbalement et physiquement (même seulement contre des objets dans la pièce !) ? C’est une violence domestique objective (d’autant que dans la scène en question, Melle Heard n’est même pas la cause de la colère de M. Depp qui, si j’ai bien compris, vient suite à la mort récente de la mère de ce dernier). Personne n’a été en mesure d’évaluer l’escalade qui découle de cette violence initiale et de répartir les responsabilités. Mais si on veut voir ce qui s’est joué dans « l’invisible », on doit prendre en compte ce qui se joue en amont de nos dérapages, les fantômes de nos actes.

Je vois en Amber Heard une femme qui crie au secours, prise elle-même dans la sarabande toxique des défenses impulsives, des « stratégies détournées », comme je les appelle. Si elle n’a pas su faire passer son message (en tant que jolie femme, elle porte aussi le fardeau d’une accusation implicite dans le milieu masculin, qui en fait une « sorcière » parfaite dans ce vieil imaginaire) et n’a pas su être aussi convaincante et charmeuse que son opposant, elle est probablement une victime de violences domestiques… et n’a pas su répondre autrement que par d’autres violences.

L’homme, celui qui n’a jamais été pointé du doigt dans ce procès, est responsable d’une domination ancestrale qui n’a jamais déclinée, même si elle est questionnée aujourd’hui. Mais ce procès, en faisant « gagner » Johnny Depp (Melle Heard lui doit 10 millions de dollars pour diffamation), permet aux hommes de se disculper une fois encore de cette tyrannie établie, comme si elle n’avait pas joué un rôle primordial dans ce couple, comme dans tant d’autres.

Au bout du compte, au fil de l’eau, ils sont à mes yeux à 50/50 de responsabilité. Ils ont détruit le potentiel de leur couple et le final les a noyés dans une mélasse immonde, un odieux déballage de ce qu’un être humain peut faire subir à un autre au nom de l’amour. Le procès, en tant qu’outil très limité pour dégager une vérité de nos complexités humaines, ne m’intéresse pas du tout. Son verdict est trop tranché et « hors sol ». Et d’une certaine façon, tant pis, parce que je n’attends pas des institutions une subtilité particulière sur les failles de notre humanité. Mais j’avais envie de souligner, parce que je ne l’ai pas beaucoup lu, que NON, ce processus laborieux et douloureux n’a pas rendu service à la réconciliation du masculin et du féminin. NON, il ne dégage pas une vérité. NON, Amber Heard ne ment pas vraiment sur le fond, elle se défend mal et a eu recours, de façon désespérée, tout comme Johnny Depp (et les millions d’hommes et de femmes moins connus qui vivent les mêmes choses avec moins de soutien qu’eux), à des paroles et des actes qui ne nous élèvent pas et trahissent l’aspiration à l’origine de toute relation.

J'ai eu envie de rappeler à l'un et à l'autre que ce à quoi ils aspirent, dans leur nostalgie de l'amour, n'est pas ce déballage de leurs combats privés, qu'il y avait d'autres voies pour se retrouver, se faire comprendre et que le monde aurait bien besoin de personnalités populaires pour rendre attirante la démarche de réconciliation plutôt que les déchirements perpétuels. Mais cela implique d'avoir un goût pour une vérité qui n'est pas celle des tribunaux. Il s'agit de respecter en soi la femme, l'homme, qui désire au creux de son coeur que l'amour triomphe et s'incarne dans la relation. Il est avant tout question de renouer avec ce coeur pur qui n'a pas envie de ternir la réputation de l'autre par vengeance ou de récupérer la sienne, voire de punir l'ennemi(e), mais de faire exister une relation saine et aimante... ou de la laisser s'éteindre dignement.

 

Voir "la rupture amoureuse"

Lire "incompréhensions et passerelles dans les relations intimes"

   Version de ce texte en anglais

 

 

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