ISTENQS
Ici se Termine Enfin
Notre Quête Spirituelle 

 

 

 

 

La joie qui demeure

 

 

Thierry Vissac - Revue 3e Millénaire n° 75

 

   

 

Il semble que tout le monde courre inlassablement après un bonheur insaisissable. Cette course est-elle la même que celle que vous décrivez  dans votre livre* ?

 

Oui. L’aspiration au bonheur est le moteur de la course. On ne court qu’après le bonheur. Mais l’aspiration n’est pas la course. Je veux dire que ce que je mets en cause est la nécessité de courir qui n’est peut-être pas la meilleure réponse à l’aspiration au bonheur.

Pour parler du bonheur, il est nécessaire de s’entendre sur le sens que nous donnons à ce mot. Le bonheur est-il la satisfaction passagère que nous éprouvons quand les choses se déroulent selon nos plans ? Quand, dans certains cercles spirituels, nous envisageons le bonheur comme une extase permanente, croyons-nous que le bonheur est la même chose que le plaisir ? Quelle intensité a le bonheur ? S’il n’y a pas d’intensité, est-ce toujours le bonheur ? Concevons-nous le bonheur en opposition à quelque chose d’autre, comme les expériences désagréables ou inconfortables que le quotidien nous réserve et dont nous pourrions un jour être libérés ?

En fait, à l’origine, le mot bonheur évoquait plutôt « la chance ». Je crois que nous devrions parler de la Joie afin de mieux nous entendre.

 

Je vois qu’il n’est pas inutile de clarifier notre quête et les expressions que nous utilisons. Que diriez-vous alors de la Joie et de ce qui doit être fait pour la vivre ?

 

Les questions que je viens de poser peuvent nous permettre de clarifier la nature de la joie. Je crois que nous savons intimement que nous nourrissons une quête désespérée mais notre difficulté à accueillir la réalité « telle qu’elle est » nous conduit à poursuivre la course. Nous préférons courir après des mirages que nous retrouver seuls avec nous-mêmes et le désespoir que nous ressentons devant une vie insensée.

 

Pourquoi la quête est-elle désespérée ?

 

Parce que nous luttons contre les rythmes naturels que nous voudrions remplacer par un rythme artificiel qui serait favorable à nos attentes. Nous luttons contre « le changement », par exemple, et nous développons ainsi une affinité que nous croyons « spirituelle » avec la « stabilité » ou « la permanence », le contrôle, en fait. Mais nous ne voyons pas que nous luttons contre la nature. Nous avons cette croyance que si rien ne changeait (à moins que nous le voulions) nous serions plus heureux.

 

Mais le but de la quête spirituelle n’est-il pas de vivre de manière stable dans la joie ?

 

La quête spirituelle est une aspiration à vivre en Paix avec ce qui est. La stabilité n’est pas dans les formes changeantes du monde (celles contre lesquelles nous luttons quotidiennement et avec acharnement) mais dans l’accueil que nous offrons au changement. Vivre en Paix avec ce qui est, c’est la joie qui demeure.

 

Il n’y a donc aucun espoir de changement pour quelqu’un qui vit une vie misérable ? Il doit accepter, c’est ce que vous voulez dire ?

 

L’acceptation est un de ces termes usés de la quête spirituelle. Je lui préfère le mot accueil qui ne tardera d’ailleurs pas à s’user comme les autres. Mais au moment où je le prononce, il me semble moins chargé de cette impression de résignation que l’on a donné au mot acceptation. Le chercheur spirituel est obnubilé par sa vie personnelle. C’est dans cette vie personnelle qu’il cherche les critères de la joie. C’est alors que l’on revient à l’équation que j’évoquais au début par mes questions : bonheur = satisfaction. Or, nous savons que la satisfaction est éphémère, n’est-ce pas ? Mais si le regard du chercheur spirituel est monopolisé par les aléas de la vie personnelle, et si, de plus, il se compare à d’autres qui lui semblent avoir plus de ce qu’il manque, il reste dans la course désespérée. Son regard est aspiré par les modèles du monde, qui sont des mirages, vraiment.

 

Où doit donc se porter le regard du chercheur spirituel ?

 

Le regard qui se perd dans les affaires du monde pour y trouver la joie n’est pas celui qui nous intéresse. Ce regard est celui de l’œil apeuré du coureur. Il existe un autre regard. Celui-là est un regard d’accueil.

 

Cela signifie donc que celui qui a vécu une vie misérable peut la regarder différemment … mais sans espoir qu’elle change dans la forme ?

 

Le jugement qu’il porte sur sa vie, misérable ou satisfaisante, est un jugement issu de certaines croyances et de comparaisons. Si la personne dont vous me parlez n’avait pas à l’esprit un certain nombre d’images représentant « une vie réussie », il ne jugerait peut-être pas sa vie misérable. Tout cela appartient à l’univers du mental qui pèse, évalue, compare, juge et rejette. Le regard dont je parle est toute innocence. Il ne fait rien de « ce qui est ». Il est joie pure dans le sens où le changement ne l’effraie pas. La seule vraie stabilité peut être trouvée dans ce regard.

 

Vous ne promettez pas le bonheur dans ce monde ?

 

Ni dans un autre. Il n’y a pas de promesse dans le bonheur auquel nous sommes attachés en tant qu’individus en lutte contre la Nature. Nous sommes éduqués à bâtir, construire, et nous nous étonnons quand nos constructions s’écroulent, comme si nous avions voulu ignorer que nous ne sommes pas maîtres de la Nature et que nous ne sommes pas ici, essentiellement, pour construire. C’est pourquoi celui qui juge sa vie réussie à partir de ses constructions est victime d’un leurre. Et celui qui juge que sa vie est un échec selon cette perspective de la vie se leurre également. Depuis que l’homme vit en société, certains vivent dans le confort matériel et d’autres pas. Croyez-vous que cette différence soit une erreur ? Oui, si vous pensez que ce confort est le but de la vie. Mais si vous pouvez envisager que notre regard s’est tout à fait fourvoyé dans cette quête, vous commencerez à entrevoir une autre possibilité, que nous rejetons souvent, peut-être même au moment d’entendre ces mots, et qui nous indique que la joie qui demeure n’est pas dépendante des objets, des relations, de l’environnement. Je parle de la vraie joie, celle à laquelle nous aspirons de tout notre être, dont nous avons une nostalgie profonde, pas de la satisfaction que nous appelons bonheur et qui est dépendance absolue.

 

Comment peut-on éveiller cette Joie dont vous parlez ?

 

Cette Joie trouve naturellement sa place dans l’accueil. Quand le chercheur suspend sa course effrénée vers les mirages de sa quête, un espace est alors disponible pour l’accueil. Mais aussi longtemps que la course est justifiée, l’accueil est, au mieux, limité. Il s’agit donc bien de remettre en question profondément les mirages de notre quête spirituelle. Je sais que cela soulève immanquablement des colères et des révoltes, mais c’est dans l’évaporation des mirages que naît la Joie, pas dans la foi qu’ils vont nous donner le bonheur.

 

Vous dites qu’il faut cesser d’espérer ou de rêver ?

 

Oui, c’est un peu ça. Mais je ne dis pas « il faut ». Cela ne peut pas être une résolution mentale. L’abandon des mirages ne se produit que dans une rencontre intime et profonde avec ce qui s’anime en soi. Lorsque nous avons eu le courage de traverser nos rêves et nos cauchemars, nos résistances et nos dénégations, nos mensonges et nos fuites, nos complications et nos inerties, nous nous trouvons au plus près de notre vérité.

 

Et comment traversons-nous tout cela ?

 

Je suggère d’être avec ce qui est. Ces mots sont une bascule du regard auparavant absorbé dans les formes du monde, attisé par les croyances et les fantasmes, mondains ou spirituels, c’est égal. Le regard se renverse et retourne à sa propre source, à l’approche de laquelle se dévoilent à la fois l’arsenal de nos fuites et de nos mensonges et la fraîcheur de la vérité de l’instant, qui est toute innocence, accueil, joie simple, sans artifice ni intensité. Il s’agit de ne plus rien nier, même au nom de la spiritualité, et d’accueillir les formes diverses de la conscience en soi, comme hors de soi. Tout ce que nous avons jugé et réprimé se présente à nous pour être rencontré et chaque mouvement de vie, qu’il naisse en soi ou qu’il semble venir de l’extérieur, est une porte grande ouverte vers la nature de la vie d’où toute chose est issue. Cette Nature est ici, tout de suite, pas au terme d’une course quelconque. Et cette révélation est une grande Joie.

© Thierry Vissac, Textes, photos et dessins sur toutes les pages du site .